Edito
On ne comprendra sans doute jamais très bien comment
des êtres humains peuvent être à ce point
insensibles à la douleur d’autres êtres humains.
On a beau avoir en tête nombre d’images insoutenables
venues de tous les coins de la planète, ne savoir que
trop bien ce que sont les horreurs qui se déroulent un
peu partout simultanément à chaque acte quotidien
de nos vies, on a toujours un dégoût particulier
pour ceux que nous croisons peut-être tous les jours et
qui sont les complices actifs de certains des sommets de la
barbarie. A quel cadre de TotalFinaElf capable de nier jusqu’à
l’absurde la très lourde responsabilité
de son entreprise dans des crimes commis en Afrique ou en Birmanie
ai-je souri ce matin dans la rue ? On ne répétera
jamais assez non plus qu’il ne faut pas toujours porter
l’uniforme, ni être armé, ni même être
présent sur place pour être complice des viols,
des massacres, du travail forcé, et de toutes les atteintes
aux droits de l’Homme qui finissent par être le
corollaire quasi-mécanique à l’installation
de TFE dans un pays du sud. On aimerait que le dialogue, c’est-à-dire
l’intelligence, suffise pour convaincre que la fin ne
justifie pas tous les moyens. On aurait aimé que le ministère
des Affaires Etrangères, arrêté par le respect
que l’on ne peut qu’avoir pour les morts et ceux
qui le sont presque déjà, ne demande pas à
la justice américaine de ne pas juger le groupe pétrolier
pour complicité de " graves atteintes aux Droits
de l’Homme " à Los Angeles pour " ne
pas nuire aux intérêts économiques de la
France puisque Total est une compagnie de droit français
". Quel affront aux victimes que d’avoir fait en
sorte que seul Unocal ait à répondre de ses actes.
Nous nous réjouissions dans l’édito de Net
Hebdo n°3 du fait qu’une chance s’offrait à
la justice française de dire que l’on ne peut pas
faire n’importe quoi, fut-ce à l’autre bout
de la planète. Elle a depuis saisi cette chance. Le parquet
de Nanterre vient de déclarer recevable la plainte pour
"crime de séquestration" déposée
fin août par M° William Bourdon. Une information judiciaire
a été ouverte, et un juge d'instruction, Katherine
Cornier, désigné. Il est de plus en plus osé
pour Monsieur Desmarest de dire que " TOTALFINAELF ne fait
pas de politique et n’intervient pas dans la politique
intérieure birmane ".
Il est tout de même bien triste de constater que seuls
les tribunaux sont désormais en mesure de faire valoir
ce que la plus infime particule d’Humanité impose.
Encore que comme le soulignait vendredi dernier Libération
" la plainte est politiquement délicate à
manier ". C’est qu’au moment même des
grandes déclarations du sommet de la francophonie, il
n’est pas sur que les Droits de l’Homme passent
avant les intérêts économiques de la firme
pétrolière.
Le travail
forcé continue avec la complicité de TotalFinaElf
Sources : AFP, 21 octobre 2002-10-22 / Libération,
21 octobre 2002-10-22
Alors même que le parquet de Nanterre venait de designer
un juge pour instruire la plainte déposée par
M° Bourdon, on apprenait lundi qu’un rapport de 350
pages signé par Janek Kuzkiewicz, directeur adjoint des
droits humains et syndicaux de la Confédération
internationale des syndicats libres (CISL), et mettant en cause
l’action de TotalFinaElf en Birmanie, etait rendu public.
Rappelons que le gazoduc Yadana, long de 645 km, dont 63 à
travers le sud de la Birmanie, a été construit
par un consortium regroupant Total et l'américain Unocal,
et a apporté une manne de 2 milliards de dollars à
la junte au pouvoir.
C’est sur ces 63 km que de nombreuses exactions ont été
commises, au vu, au su, et à cause de TotalFinaElf. Ce
document est publié au moment où le Conseil des
affaires générales de l'Union européenne,
réuni lundi et mardi à Luxembourg, doit examiner
entre autres la situation en Birmanie. La CISL lui demande d'interdire
tous investissements étrangers en Birmanie.
La CISL, qui regroupe 225 organisations syndicales dans 148
pays, a joué un rôle important dans le processus
qui a amené l’Organisation Internationale du Travail
(OIT) a formuler des recommandations de sanctions économiques
contre le régime birman. Celui-ci a dû accepter
la présence d’un officier de liaison permanent
de l’OIT sur son sol. Début octobre, la Vietnamienne
Hong-Trang Perret-Nguyen a pris ses fonctions à Rangoun
.
Nous reproduisons ici l’interview que Janek Kuzkiewicz
a accordé à Libération lundi 21 octobre
2002, puis la réponse du groupe. Il est par ailleurs
possible de lire ce rapport sur le site Internet de la CISL:
www.icftu.org
http://www.icftu.org/displaydocument.asp?Index=991216597&Language=EN
http://www.icftu.org/displaydocument.asp?Index=991216597&Language=EN
Quelles nouvelles preuves apportez-vous sur l'implication de
TotalFinaElf dans le travail forcé en Birmanie ?
Pas moins de 16 villages ont été forcés
de participer en avril dernier à la construction d'une
route à proximité du gazoduc. Mais alors qu'on
avait assuré aux familles ( un millier de personnes )
qu'elles seraient payées, elles n'ont rien perçu.
TotalFinaElf se défend en disant avoir un contrat uniquement
avec l'armée, qu'elle paie pour assurer la sécurité
du gazoduc. Et assure lui avoir demandé de ne plus avoir
recours au travail forcé. Mais, de fait, elle accepte
de lui sous-traiter du travail. Et se cache derrière
son contrat sans chercher à voir les atteintes aux droits
de l'homme...
Quelle est la nouveauté de ces accusations par rapport
aux précédentes ?
La nouveauté, c'est qu'en dépit des efforts de
communication de TotalFinaElf, la situation n'a pas changé,
bien au contraire. Dès le début des travaux, le
travail forcé et le déplacement de populations
se sont multipliés. Et TotalFinaElf a nié. Une
fois le gazoduc fini, la firme, pour l'exploiter, a sous-traité
la sécurité (escorte des expatriés, construction
de routes, postes de gué) à l'armée qui
force la population à travailler sans la payer. Et Total
s'évertue à nier. Malgré une pause l'an
passé après une inspection de l'OIT, le travail
forcé reprend de plus belle. Et Total nie encore.
Avez-vous tenté de contacter le groupe ?
Non, c'est une perte de temps. Il se borne à assurer
que les accusations sont infondées, qu'il a un code de
conduite et travaille dans la transparence. Il assure avoir
ouvert des écoles et des dispensaires, voire des élevages
de poulets. Mais il ferme les yeux sur le reste. La conscription
imposée par l'armée et le travail forcé
s'aggravent. Les groupes syndicaux deviennent le centre de violentes
attaques. Et l'investissement des multinationales, comme TotalFinaElf,
contribue à maintenir la junte en place.
Comment expliquez-vous que TotalFinaElf tolère une telle
situation ?
Le groupe n'a toujours pas compris qu'il va se trouver face
à une situation de plus en plus inconfortable, confronté
à deux procédures judiciaires en France et en
Belgique, et une autre, plus indirecte, aux Etats-Unis. De nombreuses
firmes sont pourtant déjà parties de Birmanie
ou s'apprêtent à le faire, comme Premier Oil. D'autres
comme Shell au Nigeria, ont commencé, même timidement,
à tirer les leçons de leur implication directe
ou indirecte dans les violations des droits de l'homme. Pas
TotalFinaElf.
TotalFinaElf dénonce les "allégations
mensongères" de travail forcé
Source : AFP, 21 octobre 2002
Le groupe pétrolier français TotalFinaElf s'est
élevé lundi contre les accusations de complicité
de recours au travail forcé en Birmanie lancées
par un responsable de la Confédération internationale
des syndicats libres (CISL), les qualifiant "de raccourcis
voire d'allégations purement mensongères".
Le groupe pétrolier a souligné, dans une mise
au point distribuée à la presse, que les propos
du responsable du CISL, Janek Kuzkiewicz, au quotidien Libération
critiquant la présence du groupe en Birmanie sont fondés
"sur des
raccourcis, des simplifications, voire des allégations
mensongères". TotalFinaElf "n'a jamais eu +de
contrat avec l'armée birmane+", a assuré
le
groupe, ajoutant qu'il est de "la responsabilité
des gouvernements des pays hôtes, en Birmanie comme ailleurs,
d'assurer la sécurité des personnes et des installations,
et cela sans contrepartie". Pour ce qui est du travail
forcé, le groupe "n'a jamais nié que cette
pratique ait eu cours en Birmanie qui a publié deux décrets
en 1999 et 2000 l'abolissant". TotalFinaElf "réaffirme
avoir la maîtrise complète, du début à
la fin, de ses opérations dans ce pays et avoir travaillé
dans le respect de ses exigences habituelles vis-à-vis
des personnes employées sur ses projets". Il s'est
également "assuré que ses sous-traitants
agissaient de même", a-t-il dit dans le communiqué.
Le groupe nie qu'il y ait eu déplacement de populations
dans la région où le gazoduc Yadana a été
construit, indiquant que "des cartes établies par
l'IGN
montrent que les villages (qui existaient avant le début
de travaux) étaient à la même place après
l'achèvement du chantier de gazoduc".
TotalFinaElf a indiqué vouloir poursuivre ses activités
dans le pays soumis à une dictature militaire.
"Une question se pose: les industriels doivent-ils rester
en Birmanie? Certains pensent que non et c'est leur droit",
a dit TotalFinaElf, qui s'est
demandé si le fait d'"isoler ces populations en
interrompant tout investissement étranger", était
"la meilleure façon de les aider".
"Nous estimons, au contraire, que contribuer à son
développement, c'est favoriser une évolution de
ce pays et de sa société", a-t-il conclu.
"Allégations mensongères"
?
" Déclaration relative aux arrestations politiques
en Birmanie faite par la présidence de l’UE au
nom de ses membres (11 octobre 2002).
La façon dont TotalFinaElf repond à ses accusateurs
a beau ne pas surprendre qui est habitué au cynisme du
groupe pétrolier, elle justifie sans avoir à ajouter
le moindre commentaire le dégoût décrit
dans l’éditorial. Tentons cependant de reprendre
quelques points de cette " mise au point distribuée
à la presse ".
On accordera simplement au groupe que le " raccourci "
qui conduit à dire que TFE tire profit du travail forcé
mérite de plus longues explications. Mais outre qu’elles
sont contenues dans les 350 pages du rapport, cette " allégation
" nous semblent au contraire très justes. En revanche,
le distinguo subtil qui fait dire à la " mise au
point " que TFE n’a pas de contrat avec l’armée
est scandaleux. En effet, TFE a un contrat avec le gouvernement
birman. Un gouvernement militaire faut-il le rappeler. Quant
à savoir dans quelle mesure TFE est impliquée
dans le travail forcé qui a eu cours sur le chantier
du gazoduc, une instruction vient d’être ouverte
pour le déterminer. Il nous est également dit
que la pratique du travail forcé n’a jamais été
niée. Ce n’est d’ailleurs pas de cela que
TFE est accusée, mais à la voir se contenter d’un
" deux décrets l’abolissant on été
publié en 1999 et 2000 ", on hésite à
la qualifier de naïve ou de malhonnête. Une fois
de plus, et cela vaut pour la plupart des affirmations rapportées
par l’AFP, une instruction est désormais en cours.
Après Los Angeles, après Bruxelles, on jugera
TFE à Paris.
Le dernier point est le plus intéressant.
TFE se demande si le fait d'"isoler ces populations en
interrompant tout investissement étranger", est
"la meilleure façon de les aider".
"Nous estimons, au contraire, que contribuer à son
développement, c'est favoriser une évolution de
ce pays et de sa société".
Cette question est effectivement très importante. Sous
la pression de l’opinion publique, Premier Oil vient de
changer son fusil d ‘épaule en décidant
de se retirer de Birmanie. Au contraire TFE reste, comme le
répète inlassablement Aung San Suu Kyi depuis
1996 " le principal soutien à la dictature birmane
".
Nous avons tendance à penser que la demande maintes fois
formulée des démocrates birmans (qui ont remporté
les élections de 1990 et sont donc légitimes)
de voir la communauté internationale instaurer un véritable
boycott se suffit à elle même. Nous renvoyons à
ce sujet à la déclaration de Copenhague publiée
dans Net Hebdo n°2. Mais quitte à passer outre cette
demande, on se demande de quel développement parle TFE,
à quelle évolution ce développement peut
mener, et surtout de quelle façon la compagnie pétrolière
a t-elle l’impression d’avoir aidé le peuple
birman à sortir de son isolement depuis 1994. On ne peut
que comprendre qu’il s’agit ici de la minorité
qui profite de la dictature, et pas la population. C’est
précisément contre cette vision du monde que s’élève
Info Birmanie.
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