Interview réalisée pour le Journal de Bord
de l'association Khiasma, partenaire d'Info Birmanie pour le projet "Birmanie,
la peur est une habitude" dont Frederic Debomy est le responsable.
1)
Quand et comment as-tu découvert la situation actuelle de la Birmanie
?
La première fois que j’ai entendu parler de ce qui se passait en Birmanie,
c’était lors de la sortie française du film " Rangoon " de John Boorman.
Ce film a certainement beaucoup contribué à faire connaître ce qui arrivait
à ce pays. C’est néanmoins un film ambigu : le personnage principal est une
américaine et c’est surtout elle qu’on voit, le second rôle (et premier rôle
birman) étant réduit au schéma habituel du " guide indigène ". Autre remarque,
Aung San Suu Kyi, qu’interprète une actrice, n’apparaît qu’une seule fois
: lorsqu’on la voit s’avancer sans crainte vers les soldats qui, cependant,
la menacent de leurs fusils. Ils l’ont en joue mais ils tremblent ; finalement,
un ordre est donné, les soldats baissent leurs armes et la laissent passer,
accompagnée de ses partisans. Ceci est inspiré d’une anecdote réelle, mais
retenir cet événement particulier, et seulement celui-là, c’est bien sûr présenter
Aung San Suu Kyi d’une façon héroïque, presque désincarnée.
Sans critiquer trop le film de Boorman, dont je ne remets en cause ni les
intentions ni la portée médiatique, et s’agissant du livre, ce sont là des
schémas que nous avons souhaité éviter.
C’est néanmoins la lecture du livre " Birmanie TOTALitaire " publié par
L’Esprit Frappeur qui fut, des années plus tard, à l’origine du projet.
2)
Cette situation est méconnue en France alors qu’elle implique des
intérêts nationaux importants. Comment expliques-tu ce décalage ?
Qu’il n’y ait pas en France de culture du boycott comme dans les pays anglo-saxons
(je fais ici allusion au boycott possible de TotalFinaElf pour son action
en Birmanie, ou au boycott des tour opérators proposant des voyages en Birmanie)
explique peut-être que certaines situations restent relativement peu connues,
puisque " non relayées ". Quant à la presse, celle-ci est effectivement
restée, je crois, relativement silencieuse sur le cas Total (cela a un peu
changé ces derniers temps avec le procès engagé en France contre Total par
des plaignants birmans). Par allégeance au pouvoir ? Sans doute faut-il
se méfier des théories du complot. Mais peut-être faut-il garder à l’esprit,
aussi, la teneur des liens entre pouvoirs politique, économique et médiatique
( liens décrits par un journaliste comme Serge Halimi dans son livre " Les
nouveaux chiens de garde "). Comment se fait-il que la presse, qui n’a cessé
d’évoquer Total (l’Erika, AZF), ait si peu mentionné l’investissement du
pétrolier en Birmanie? Peut-être parce que la Birmanie c’est loin, et qu’il
ne s’agit plus de problèmes " intérieurs " ? C’est pourtant au nom de tous
les français que l’Etat a permis à Total d’investir en Birmanie. Un investissement
qui fait dire à Aung San Suu Kyi que vu de Rangoon , Paris ne défend pas
la démocratie.
3)
Pourtant on note que les débats sur la Birmanie à La Maroquinerie
ont fait salle comble ?
C’est parce qu’un débat sur TotalFinaElf attirera toujours un public important,
pour différentes raisons qui ne sont pas toutes en lien avec la question
birmane. Et lorsque nous avons fait un débat sur le tourisme, nous avons
constaté qu’un bon nombre des gens qui étaient venus avaient plus ou moins
la Birmanie pour destination fétiche de leurs vacances. Nous avions posé
la question " Faut-il y aller ou pas ? " (particulièrement du point de vue
du touriste). Parmi les gens présents dans la salle, certaines personnes
avaient je crois une idée très ferme sur la réponse à apporter à cette question,
correspondant davantage à leur envie de dépaysement qu’à l’aboutissement
d’une réflexion.
4)
Comment s’est déroulée la mise sur pied du projet " Birmanie, la
peur est une habitude ", quelles ont été les différentes étapes de maturation
qui ont mené à la forme actuelle de l’action ?
La rencontre avec Khiasma mais aussi avec Info Birmanie, notre partenaire
sur ce projet, a été la première étape.
Mon ambition initiale était de produire un livre que relaierait une exposition.
Il y avait aussi un projet d’affiche. D’emblée le projet s’est élargi à
la mise en place d’un site Internet, à la réalisation de cartes postales,
à l’organisation de projections publiques accompagnées de débats (la première
sur la situation générale et l’investissement de Total, la seconde sur la
question du tourisme). De manière générale, il y a un gros travail à faire
pour faire connaître ou mieux connaître ce qui se passe en Birmanie et agir
sur cette situation. On pourrait se satisfaire d’avoir fait un beau livre
" sur cette situation douloureuse ". Tout le monde trouverait ça très " noble
". Ce serait néanmoins douteux car finalement nous serions, sinon les seuls,
du moins les premiers à tirer les fruits d’un tel travail. La question abordée
ne serait alors plus que prétexte. Et la démarche douteuse.
Nous essayons de garder à l’esprit ce qui peut être utile (nous souhaitons
que la Birmanie connaisse la démocratie). Par exemple, l’exposition est
là pour donner plus de portée au livre, et nous espérons que l’exposition
elle-même sera porteuse d’autre chose.
5)
Lors du débat d’Avril 2002, à la Maroquinerie, autour de la thématique
du tourisme, nous avons été surpris de la teneur des échanges. Malgré la
demande de boycott du gouvernement en exil, beaucoup défendent l’idée que
le touriste peut être un témoin privilégié des atteintes à la liberté en
Birmanie. Suite à ce débat, tu as rassemblé une série de prises de positions
publiées sur le site
www.birmanie.org
. Un chapitre du livre enfonce le clou en mettant en relation tourisme et
travail forcé…
Il est utile de préciser que ce sont les démocrates birmans eux-mêmes qui
demandent que les touristes ne se rendent pas dans leur pays avant que la
démocratie n’y soit restaurée. Car ils estiment que le tourisme, loin de
profiter vraiment à la population, participe de ce qui maintient le régime
en place. Quelle relation avons-nous à la notion de démocratie (une réalité
dont nous bénéficions) si nous ne jugeons pas nécessaire de respecter une
demande faite par les représentants élus du peuple birman ?
Ensuite, si je me défie de toute position dogmatique, je n’ai pas rencontré
jusqu’à présent les arguments qui sauraient me convaincre que leur position
est erronée.
Sur cette perpétuelle histoire du témoin, enfin, je reprendrais les arguments
de l’association Transverses (qui œuvre à la promotion d’un tourisme responsable)
: la qualité de témoin exige " une information préparatoire très documentée,
le courage de prendre des risques et, avant tout un " métier " qui ne s’improvise
pas. En outre, être témoin doit pouvoir s’appuyer sur un réseau d’informateurs
sûrs qui ne se constitue que par un long travail de mise en confiance. Cela
n’est pas compatible avec des activités passagères de vacances. (…) Le mot
grec pour témoin est " marturos ", qui a donné en français " martyr " :
celui qui prend des risques personnels désintéressés pour son témoignage
(…) Pour en finir avec l’argument du " témoin ", on peut demander : témoin
vis-à-vis de qui ? La qualité de témoin exige que l’on ait à son retour
des interlocuteurs (ou des lecteurs ou des spectateurs), c’est-à-dire que
le témoin a ou se donne un accès à des médias de quelque nature que ce soit
"
Bref, comme le dit un membre du collectif Actions Birmanie, il s’agit d’un
argument à bon compte mais pas plus.
6)
Le livre qui paraît le 14 Avril prochain est le résultat de longs
mois de travail. Comment ont été rassemblés les documents qui le constituent
?
Il existe d’abord une importante documentation tant sur papier que sur
Internet. Mais il nous a été possible d’obtenir par d’autres biais des documentations
moins ordinaires. Par exemple, près d’une centaine de photos du camp de
Manerplaw, QG de la résistance armée à la junte militaire birmane dont la
chute remonte à maintenant plusieurs années. Ces photos m’ont été remises
par celui qui les a prises (un français qui, pour certaines raisons, fréquentait
le camp).
Le lien établi avec l’ensemble de ce que j’appellerais le " réseau Birmanie
" (c’est à dire l’ensemble de ceux qui ont pris part à la problématique
birmane, en premier lieu desquels les démocrates birmans en exil et les
structures diverses qui relaient leurs actions) est certainement l’une des
forces du projet. Il permet par exemple de lancer un appel à documentation
ou de vérifier, auprès d’une personne qui travaille auprès des birmans réfugiés
au Bangladesh, certaines informations relatives à ces personnes. Nous avons
eu accès à plus qu’une documentation conventionnelle.
7)
Comment les auteurs de bandes dessinées, invités ici à produire des
fictions courtes de 8 pages, ont-ils travaillé ?
Le choix des auteurs s’est fait selon les critères suivants : nous tenions
à ce que les auteurs ne se contentent pas de faire " œuvre solidaire " mais
investissent réellement les thèmes. Connaître ce dont on parle c’est le
minimum, ne serait-ce qu’en termes d’éthique.
Nous avons sollicité des auteurs qui paraissaient susceptibles de faire
œuvre personnelle à partir d’un tel matériau ; de tirer la situation à eux,
pour renvoyer à elle.
J’ai moi-même déterminé et distribué un certain nombre de thèmes et tenté
de répondre aux besoins et questions des auteurs. Nous leur avons en outre
fourni la documentation necessaire.
8)
Ce livre a ainsi une double ambition, un défi artistique et politique…
Oui. Les bandes dessinées ne sont pas là pour tenter de convaincre de telle
ou telle chose, mais pour tenter de porter une réflexion sur certains aspects
de la situation. Il me paraissait insuffisant de se contenter d’informer,
insuffisant aussi de se contenter d’un travail de bande dessinée. En caricaturant
à gros traits, l’idée présidant à l’articulation du livre se résumait ainsi
: par les témoignages nous exposons des choses, par les bandes dessinées
nous tentons de les comprendre (en vérité les rôles ne sont pas partagés
de manière si systématique). Les bandes dessinées sont autant de regards
différents portés sur la situation. C’est pour cela qu’il me paraissait pertinent
de solliciter différents auteurs : ce sont autant de tentatives différentes
de comprendre cette situation qui nous est, à bien des titres, étrangère.
9)
C’est une vision assez noire de la Birmanie qui est proposée au
lecteur, bien loin des carnets de voyages remplis de portraits colorés de
" ce peuple docile, accueillant et mystérieux "
Il ne s’agit pas d’un livre sur la Birmanie, mais d’un livre sur la situation
politique de la Birmanie. Celle-ci sans doute peut être qualifiée de " noire
". Je considère les notions de paradis perdu, de sagesse millénaire etc.
que l’on retrouve tant dans les brochures d’agences de voyage et ailleurs
comme des obscénités. Beaucoup de gens qui prétendent aimer la Birmanie ne
recherchent qu’un fantasme – on prétend être très attaché à un pays qu’en
réalité on ne cherche même pas à voir. C’est une attitude d’un égoïsme consternant.
10)
Dans son texte d’introduction, Nadia K. Nambo insiste sur les enjeux
des bandes dessinées de création dans ce contexte. Par ce biais, le livre
ne cherche-t-il pas également à toucher un autre public que le milieu militant
ou celui des spécialistes ?
C’est évident. L’une des ambitions du projet est de porter cette situation
à la connaissance d’un public élargi. Il y a bien des livres sur le sujet
mais ceux qui les recherchent, qui les lisent, ne sont-ils pas dans la plupart
des cas des gens qui sont déjà informés ? Les milieux militants notamment
connaissent mieux que le grand public cette problématique.
Sans doute faut-il réinventer les manières de faire pour parvenir à faire
parler de certaines situations. C’est ici une question / un enjeu de communication
/ Nous avons ici un enjeu très clair de communication