Edito
S'il est une population qui souffre plus que les autres en Birmanie, c'est
bien les "Rohingya", les musulmans de l'Arakan. Depuis des décennies, les
militaires birmans ont tenté de créer une "identité nationale" autour de
la seule religion qu'ils jugent légitime, le bouddhisme, et de la seule langue
qu'ils acceptent, le birman.
Nous nous sommes attachés depuis la naissance d'Info Birmanie a défendre
cette minorité, y compris contre des attaques venant de nos partenaires habituels
au sein de l'opposition birmane.
Mais la situation, pour catastrophique qu'elle ait été, semble avoir connu
une grave détérioration ces derniers jours. Nous publierons sans tarder un
Net Hebdo 45 intégralement consacré aux évènements récents, c'est à dire
à des violences "intercommunautaires" que le régime en place a sciemment provoqué
en exacerbant des tensions qui n'ont rien de spécifiques à la Birmanie (le
temps nécessaire à la traduction explique ce retard).
Nous vous proposons d'ici là quelques textes significatifs de la réalité
des conditions de vie des musulmans de l'Arakan , et invitons celles et ceux
qui voudraient en savoir plus à lire le rapport "Birmanie, répression, discrimination
et nettoyage ethnique en Arakan" de la FIDH ainsi que Net Hebdo n° 19 (l'ensemble
des numéros de Net Hebdo est consultable sur
www.birmanie.org
)
Mael Raynaud
Les Rohingya, apatrides
dans leur propre pays
Source: "Birmanie, la peur est une habitude", éditions Khiasma
L'Arakan, Etat frontalier du Bangladesh, concentre environ 6% de la population
du pays. Si la majorité sont bouddhistes, les Rohingya constituent une importante
minorité musulmane.
La Fédération Internationale des ligues des Droits de l'Homme (FIDH) évoque
au sujet de la politique menée par le régime militaire birman à l'encontre
des Rohingya "une triple dynamique répressive (1)". Ceux-ci sont en effet
la cible:
I- De la répression généralisée qui opère à l'échelle du pays.
II- D'une répression s'exerçant plus particulièrement à l'encontre des
minorités ethniques.
III- D'une répression et d'une discrimination leur étant spécifiques.
Pour la junte militaire, en effet, les Rohingya ne sauraient être citoyens
birmans. En témoigne la loi sur la citoyenneté de 1982 qui consacre leur
exclusion, faisant d'eux des apatrides. Le ministre des Affaires Etrangères
birman déclarait encore en 1992: "historiquement, il n'y a jamais eu de race
"Rohingya" au Myanmar (2)". En 1991-1992, l'oppression subie par les Rohingya
-travail forcé, persécutions religieuses, exécutions sommaires, confiscations
de terres, viols, violences et humiliations…- poussa 260 000 d'entre eux à
franchir la frontière du Bangladesh. Ils vinrent s'ajouter à la population
d'un pays aux conditions de vie extrêmement précaires. Cet exode avait entraîné
une réaction de la communauté internationale et obligé le Haut Commissariat
aux Réfugiés des Nations Unies à intervenir (3). Le pouvoir birman a ainsi
du changer de tactique. Comme le rapporte la FIDH "l'objectif de Rangoun est
resté le même; seuls les moyens mis en œuvre ont changé. Toutes les informations
tendent à montrer que le gouvernement cherche à vider l'Arakan de sa population
Rohingya, mais de façon insidieuse et progréssive, de manière à ne pas attirer
l'attention de la communauté internationale (1)". La situation des Rohingya
serait aujourd'hui "pire que celle de 1991-1992 (1)". La politique de privation
de territoire entreprise les force "à se déplacer à l'extrême nord de l'Arakan
pour finalement les pousser de l'autre coté de la frontière (1)". Comme
l'indique Claude Delachet-Guillon, auteure de " Birmanie, coté femmes", "la
crainte des populations bouddhistes d'être submergées par l'Islam est un problème
particulier, qui met les minorités musulmanes en porte-à-faux et en danger(4)".
L'auteure poursuit en précisant que le point de vue de la junte est "largement
partagé par la population bouddhiste, y compris par les groupes arakanais
opposés au pouvoir militaire. Jusqu'à ce jour, les organisations de Rohingya
sont difficilement admises au sein des plateformes qui fédèrent l'opposition
en exil, et le conflit entre opposants Rohingya et Arakanais bouddhistes
ne paraît pas devoir se résoudre vite (4)".
La question de la place des Rohingya dans une future Birmanie démocratique
reste donc en suspens.
(1): "Birmanie, répression, discrimination et nettoyage ethnique en Arakan",
mission internationale d'enquête de la FIDH n° 290, avril 2000.
(2): Le rapport de la FIDH précise au contraire que "les Rohingya sont
présents depuis plusieurs siècles en Arakan où ils sont arrivés en trois
vagues successives. Les premiers marins musulmans aux origines diverses (…)
se sont installés à partir du VIIIe siècle dans la région. Au XIIe et XIIIe
siècles, des groupes plus importants arrivent en Arakan qui sont également
intégrés. La seconde vague d'immigration musulmane en Arakan débute au XVe
siècle. L'influence musulmane perdure jusqu'en 1784 quand le roi birman Bodawpaya
conquiert l'Arakan. Sa politique expansionniste aux portes de l'empire britannique
produit des tensions qui débouchant en 1824 sur la première guerre anglo-birmane.
Le traité de Yandabo signe la victoire britannique en 1826. L'Arakan est
annexé, et la troisième vague d'immigration, cette fois massive, commence,
qui va perdurer jusqu'au années quarante".
(3): Suite à l'intervention du HCR, la plupart des réfugiés furent rapatriés
en masse en 1994-1995 alors que la situation en Arakan restait inchangée.
Ce rapatriement fut dénoncé comme "involontaire" par Médecins Sans Frontières.
(4): Claude Delachet-Guillon: "Birmanie, coté femmes", Genève, éditions
Olizane, 2002
la communauté musulmane
s'inquiète
Source: Religioscope du 28 mai 2003
Michel Gilquin
Souvent considérés comme population d'origine étrangère - ce qui n'est
vrai que pour une partie d'entre eux - les musulmans de Birmanie craignent
d'être pris pour commodes boucs émissaires dans le climat actuel de lutte
antiterroriste. Plusieurs incidents se sont produits depuis le début de l'année.
Michel Gilquin, dont les lecteurs de Religioscope connaissent déjà plusieurs
textes, fait le point sur ces développements.
L’arrestation à Karachi, annoncée le 16 mai 2003, d’un ressortissant birman
musulman membre présumé d’Al Qaïda [1], a fait surgir de nouvelles craintes
parmi la communauté musulmane de Birmanie. Ces craintes reposent sur l’intention
prêtée à la junte dirigée par le général Than Shwe de s’en prendre, à la
faveur de cette capture, à l’ensemble des musulmans du pays et, sous couvert
de lutte anti-terroriste, de pouvoir espérer bénéficier d’une attitude plus
"compréhensive" de la part de Washington [2] .
Déjà, à l’automne 2001, puis en août 2002, la junte avait vainement tenté,
mais sans pouvoir fournir la moindre preuve à ses allégations, de présenter
l’ARNO [3] ainsi que d’autres groupes engagés dans des opérations sporadiques
de guérilla dans l’Etat d’Arakan, comme des éléments liés à Oussama Ben Laden.
Alors que la communauté internationale pousse au difficile dialogue (renoué
depuis mai 2002 mais qui se trouve dans une impasse) entre le gouvernement
militaire et Aung San Suu Kyi afin de s’engager dans une voie de transition
démocratique dans la réconciliation, et alors que le Prix Nobel multiplie
les tournées dans le pays, les éléments du régime les plus hostiles à ce
processus tentent, outre de l’intimider en agressant les véhicules de son
convoi comme ce fut le cas à la mi-mai dans l’Etat kachin, d’attiser des tensions
interconfessionnelles afin de pouvoir jouer sur un registre sécuritaire et
détourner l’opinion. Les musulmans figurent alors parmi les boucs émissaires
faciles. En effet, un certain nombre de démocrates partage souvent avec la
majorité des partisans du pouvoir militaire (regroupés dans l’USDA [4] ) la
même vision nationaliste à l’égard des musulmans du pays: un credo, d’inspiration
nationaliste et potentiellement consensuel, décrit les musulmans comme des
allogènes venus dans le pays lorsque celui-ci était rattaché à l’Empire des
Indes. Leur autochtonéité est contestée et ils sont ainsi frappés, collectivement,
du sceau les stigmatisant d’avoir été, à l’origine, des commis de l’ancienne
puissance coloniale, importés depuis le sous-continent, alors que cela ne
concerne, en réalité, qu’une partie d’entre eux. Leur prétendue origine étrangère,
le soupçon perpétué de manque de fibre patriotique [5], se cristallisent alors
sur leur différence confessionnelle dans un univers largement bouddhiste.
La citoyenneté birmane (qui est subdivisée en catégories) n’est toujours
pas reconnue à bon nombre de musulmans, et, même lorsque c’est le cas, de
nombreux obstacles leur sont opposés, comme, encore récemment, des refus de
renouvellement de délivrance de papiers d’identité (indispensables pour circuler).
Ces derniers mois, divers événements plus ou moins graves ont réactivé
les frayeurs de la communauté qui a toujours en mémoire les pogromes de mai
2001 à Pegu.
En février ont été largement diffusés des pamphlets hostiles aux musulmans
à Kyaukse (Birmanie centrale) ainsi que des appels au boycott des échoppes
musulmanes. Cette agitation anti-musulmane a eu lieu en même temps que des
tracts orduriers à l’endroit de Aung San Suu Kyi étaient mystérieusement
distribués à Prome et à Pakokku.
Le 25 janvier, des éléments de l’USDA, dont certains habillés en bonzes,
ont brûlé une quarantaine de maisons musulmanes dans le village de Enn Ywa
(district de Katha) et brutalisé les élèves de la madrasa locale; le 6 mars,
une quinzaine de maisons comprenant une madrasa et une mosquée étaient incendiées
en Haute Birmanie (à Kant Ba Lu, district de Sagaing). En Arakan, une mosquée
située à Kyauk Pyu a également été rasée par les autorités.
Des rumeurs sur de semblables, voire de plus graves méfaits commis en
divers points du pays, circulent, sans qu’il soit possible de les vérifier,
parmi les musulmans réfugiés en Thaïlande – 8.000 sur les 40.000 réfugiés
karen dans le camp de Baegalor (province de Tak). Un récent rapport sur
les viols systématiques commis par l’armée dont ne sont pas seulement victimes
les musulmanes mais des femmes de toutes les minorités ethniques, a été publié
début avril par Refugees International , une ONG.
A ce climat morose propice à toutes les craintes, s’ajoute un durcissement
de la répression à l'encontre des réfugiés rohingya qui ont fui au Bangladesh
[6] . Le régime de Rangoon opère depuis quelques mois un rapprochement avec
les autorités de Dacca, rendant plus malaisée la fuite vers le pays voisin
[7] de cette population musulmane de l’Arakan. Un vaste programme de "rapatriement"
forcé (alors qu’est contestée la citoyenneté du Myanmar à ces réfugiés) est
venu compléter ce sombre tableau: un premier contingent de 175 personnes
a été contraint de passer la frontière le 21 mai, augurant de futures expulsions.
Ce climat général marqué par les provocations contre le mouvement démocratique,
les tensions interconfessionnelles et le rapprochement avec Dacca nourrit
les pires inquiétudes parmi la communauté musulmane multiethnique, dont certains
représentants ont récemment appelé à soutenir Aung San Suu Kyi.
Michel Gilquin
[1] The Dawn , quotidien pakistanais, 16 mai 2003.
[2] En dépit de la condamnation officielle du régime de Rangoon par les
Etats-Unis, les liens économiques avec la junte sont importants: ainsi,
John Ashcroft, Attorney Général, vient de faire pression sur un tribunal
de Californie pour qu’aucune suite ne soit donnée à une plainte émanant
de villageois de Birmanie contre le géant pétrolier Unocal opérant dans
le pays et accusé d’abus de toutes sortes commis par des troupes de la junte
chargées de la sécurité des installations et chantiers de la compagnie [
Inter Press Service , 16 mai 2003: "Villagers vs oil giant: Ashcroft to the
rescue" (article de Jim Lobe)]. [On trouve sur le site web d'Unocal tout
un dossier présentant le point de vue de la compagnie pétrolière sur son
activité en Birmanie - Note de la rédaction de Religioscope.] [3] Arakan
Rohingya National Organization. [4] Union Solidarity and Development Association,
organisation de masse du régime. [5] Qui renvoie à l’époque de la lutte
pour l’Indépendance de la Birmanie, où ils étaient tenus pour collaborateurs
des Britanniques, et bien que la quasi totalité des musulmans d’aujourd’hui
ne fut pas encore née à l’époque… [6] Il y aurait 22.000 réfugiés rohingya
au Bangladesh; toutefois ce chiffre ne comptabilise pas les clandestins qui
seraient au moins aussi nombreux.
[7] 300 km de frontières terrestres séparent les deux pays.
La répression des musulmans
en Birmanie
Source: Religioscope du 20 avril 2002
Michel Gilquin
Connaisseur des minorités musulmanes en Asie, Michel Gilquin - associé
au Centre Jacques Berque de Rabat et travaillant également avec l'IRASEC
(Institut de Recherche sur l'Asie du Sud-Est Contemporaine), à Bangkok, se
penche sur une communauté musulmane peu connue du grand public: les Rohingyas
de Birmanie. Comme on le verra, leur situation est précaire.
Connue pour être une mosaïque d’ethnies, la Birmanie - Etat fédéral que
la junte au pouvoir à Rangoun a rebaptisée, en 1989, Myanmar - est également
un patchwork de confessions: à côté des bouddhistes, très largement majoritaires,
on trouve des chrétiens, principalement dans les ethnies Chin ou Karen, et
des musulmans.
Comme dans beaucoup d'autres régions de l'Asie, si ethnicité et religion
se superposent souvent, les aléas de l'Histoire et les déplacements de population
ont toutefois quelque peu brouillé cette équation simpliste.
L'Islam en Birmanie est en effet, pour une large part, la culture d'une
population ayant ses racines sur un territoire où elle était implantée,
l'Arakan, aux confins du Bangladesh, mais aussi le référent d'un archipel
de petites communautés, issues d'ethnies diverses, parfois installées à
l'époque coloniale, et saupoudrées dans tout le pays.
Les conditions de vie imposées aux musulmans permettent d’établir un double
constat: d’une part, il s’agit de placer sous tutelle une population frontalière
dont les liens avec le Bengale musulman est ancien, et, à ce titre, ce contrôle
et cette répression s’inscrivent dans le schéma général de domination des
ethnies minoritaires situées dans les régions périphériques ; d’autre part,
il s’agit de "casser", là où elles se trouvent, les particularités de communautés
qui apparaissent comme rétives aux injonctions d’un pouvoir centralisateur
et homogénéisateur qui veut asseoir l’hégémonie du nationalisme birman (2/3
des habitants du pays sont d’ethnie birmane). A l’oppression que subit l’ensemble
des composantes de la société birmane, s’ajoute là une discrimination implicite
et les exemples abondent où les autorités, bien que se déclarant officiellement
non responsables des incidents, ont attisé, voire déclenché de violents heurts
interconfessionnels, n’hésitant pas à déguiser en bonzes des agents provocateurs.
Il est, en outre, notoire que, à chaque vague de rapatriements de réfugiés,
qui interviennent épisodiquement lors d’accords avec Dacca ou Bangkok, nombreux
sont les musulmans écartés de ces retours sous le prétexte avancé par les
autorités birmanes que leur nationalité (citoyenneté) serait sujette à caution.
Les musulmans de l’Arakan : les Rohingyas [1]
L’Arakan, Etat occidental de Birmanie, qui fut un royaume indépendant
où régnèrent des sultans de 1430 jusqu’en 1783, se trouva, à cette date,
conquis par l’empire birman en pleine expansion [2] . Par la suite, à partir
de 1825, il connut la domination britannique qui finit par s’étendre sur
l’ensemble de la Birmanie actuelle. Divisant pour régner, les autorités
du Colonial Office, qui rattachèrent l’ensemble des territoires nouvellement
sous leur contrôle à leur Empire des Indes (ils n’en furent détachés qu’en
1937), s’employèrent à opposer ethnies et confessions. En outre, des Bengalis
ou des musulmans originaires d’autres régions du sous-continent s’installèrent
en petit nombre, dans le commerce ou dans les emplois subalternes de l’administration
coloniale. Ce phénomène migratoire, exagéré par les nationalistes birmans
depuis la lutte pour l’indépendance, leur a toujours servi d’argument pour
considérer les musulmans - dans leur globalité - comme des auxiliaires du
colonialisme britannique. De là à les considérer comme "étrangers" suspects
de déloyauté à l’égard de la Birmanie, il n’y avait qu’un pas, que beaucoup
de Birmans, y compris démocrates, n’ont pas hésité à franchir. L’Arakan actuel
étant, pour une part, peuplé de bouddhistes, appelés Rakhines, la tentation
de récuser l’autochtonie des habitants musulmans a pu se faire jour, bien
que ceux-ci, jusqu’en 2000 [3] , aient toujours revendiqué, non une séparation
mais une autonomie authentique au sein d’une Fédération de Birmanie respectant
de manière démocratique leur spécificité culturelle et confessionnelle.
Ce poids des contentieux de l'Histoire explique la défiance dont sont
victimes les musulmans de l'Arakan. Dans le langage courant, les musulmans
sont ainsi désignés par le vocable de "kala", qui suggère une altérité géographique,
une extranéité. Ce n'est donc pas la junte au pouvoir à Rangoon qui a inventé,
ex nihilo, des comportements hostiles - ou, à tout le moins, très marqués
de préjugés - vis à vis de la minorité musulmane du pays. Cependant, après
son désaveu par les urnes en 1990 et en s'accrochant malgré tout au pouvoir
pour poursuivre la prédation du pays, elle s'est employée à faire de la minorité
musulmane un bouc émissaire commode pour détourner sur elle les frustrations
et la colère d'une population qui subit le travail forcé et la misère grandissante.
Oppression et exode
C’est ainsi que, au début de la décennie 1990, soit peu après l’annulation
des élections, une vague de répression prenant la forme d’une entreprise
de "nettoyage ethnique"s’est abattue sur la population musulmane de l’Arakan,
concentrée surtout dans la partie septentrionale de cet Etat: cela a entraîné
l’exode de 250.000 à 280.000 réfugiés vers le Bangladesh voisin, bien en
peine de les accueillir, leurs conditions de vie dans des camps de fortune
étaient épouvantables. L’UNHCR est toutefois parvenue, dans une opération
qui s’est achevée vers 1996, et en acceptant des compromis fort controversés
[4] , à pouvoir faire rapatrier environ 90% d’entre eux ; il en reste encore
21.000 dans deux camps proches de Cox’s Bazar, dans la partie méridionale
de l’ancien Pakistan oriental, sans parler, selon diverses sources convergentes,
de plusieurs dizaines de milliers de clandestins qui ont de nouveau franchi
la frontière.
Car ceux à qui on a imposé le retour se voient dénier les droits élémentaires,
sont soumis au travail forcé et discriminés par rapport aux Rakhines. Leur
statut de citoyens de Birmanie leur est généralement contesté, en fonction
d’un décret de 1982 [5] . Une milice constituée par la junte, la Nasaka,
fait régner la terreur, confisquant des terres et commettant de multiples
exactions: assassinats, viols, tortures sont monnaie courante… De véritables
raids destructeurs sont opérés sur des villages qui apparaissent suspects,
comme en ont encore été victimes six à proximité de la capitale de l’Etat,
Sittwe (que les musulmans appellent Akyab) le 4 février 2001. En dépit des
restrictions pour circuler, certains Rohingyas tentent parfois de s’exiler
plus loin, mais de façon plus discrète et sur une base individuelle : de façon
chronique, et bien que ce pays refuse les immigrants depuis la crise de 97,
parviennent en Malaisie des candidats au droit d’asile, les derniers en date
s’étant, il y a quelques semaines, barricadés dans un bâtiment des Nations
Unies de Kuala Lumpur…
Certes, d'autres minorités ethniques de Birmanie sont également victimes
du pouvoir en place à Rangoon et guerroient depuis des décennies contre l'armée
du pouvoir central: Shans, Karens, Kachins, Môns, avec des cessez-le-feu
sporadiques en fonction d'accords militaires toujours précaires. Celles-ci
fournissent leur lot de personnes déplacées, la plupart trouvant refuge dans
les zones frontalières de Thaïlande.
Mais, contrairement aux Rohingyas, elles sont, institutionnellement du
moins, reconnues comme des groupes ethniques ayant des droits théoriques.
L'exaspération suscitée par une telle situation, où est déniée jusqu'à
l'identité d'une population, ne peut que nourrir une radicalisation identitaire,
où le référent à la culture et à la foi musulmanes occupe une place centrale.
Les autorités ne s'y trompent pas en détruisant assez régulièrement des mosquées
et en ayant remplacé les enseignants musulmans par des enseignants bouddhistes.
Pour autant, rien n'indique l'émergence de groupes dont la radicalité aurait
pris la forme d'un Islam politique de nature néo-fondamentaliste; sans doute,
le profond ancrage dans la ruralité de cette population, composée pour l'essentiel
de petits paysans et de quelques pêcheurs, explique pour une part cette absence
de dérive; en outre, l'influence éventuelle des néo-fondamentalistes bangladeshis
n'a pu guère s'exercer, ceux-ci ayant manifesté davantage d'indifférence
que de solidarité avec leurs coreligionnaires persécutés du pays voisin.
Les rumeurs selon lesquelles le réseau Al Qaida d’Ousama Ben Laden serait
implanté parmi des membres de la résistance rohingya ont été propagées dès
la fin septembre 2001 par les hommes du Nasaka, entraînant la fermeture totale
de la frontière durant 3 jours (du 13 au 16 octobre) et justifiant une répression
accrue. Ces rumeurs, sans fondements, participent de la diabolisation de
la résistance rohingya, dont les activités militaires restent très réduites,
essentiellement quelques coups de main à partir du Bangladesh. Selon Thet
Lwin Oo, porte-parole du Muslim Information Committee of Burma (MICB), si
les militants de l’ ARNO ou d’autres groupes avaient bénéficié d’un entraînement
quelconque ou d’un soutien de la part d’Al Qaida, la zone frontalière aurait
connu une activité de guérilla de grande ampleur, ce qui n’est pas le cas.
Pogromes islamophobes
Dans le reste de la Birmanie, les diverses communautés musulmanes [6]
servent aussi de cibles désignées pour dévier les mécontentements de la
population. Sans être aussi dramatique que celui des Rohingyas, leur sort
s’est considérablement détérioré depuis les dernières années: de véritables
pogromes ponctuent leur existence, avec une fréquence qui s’est accélérée.
Présentés comme des incidents intercommunautaires spontanés, alors que la
présence de provocateurs est presque toujours attestée, et alors que police
ou armée se gardent d’intervenir, ils se soldent régulièrement par des destructions
de mosquées, des tentatives de conversions forcées, des incendies systématiques
de maisons et de boutiques et, bien sûr, entraînent morts et blessés. C’est
dans les villes que ces pogromes éclatent le plus souvent, à partir de prétextes
futiles: en mars 1997, les grandes cités de Rangoon, de Pegu, de Mandalay
et de Moulmein furent le théâtre de ces incidents sanglants. Plus récemment,
en mai et juin 2001, Pegu et d’autres villes du nord comme Taungoo, Yadashe
et Nyaunglebin, connurent de nouveau une vague de violence islamophobe, se
soldant par une centaine de morts. Les informations ne parvenant que tardivement
et difficilement depuis un pays où les étrangers ne peuvent circuler librement,
l’inventaire de toutes ces violences n’est que parcellaire. Au lendemain
du 11 septembre, c’est la région de Prome, à l’Ouest de Pegu, qui a de nouveau
été ensanglantée et un couvre-feu instauré le 10 octobre 2001.
Dans les campagnes, l'armée, directement, s'en prend aux musulmans, leur
extorquant leurs pauvres biens, exigeant qu'ils se convertissent au bouddhisme,
religion d'Etat, et les poussant à fuir: dans l'Etat Karen, par exemple,
où vivent quelques petites communautés musulmanes (les "Black Karen"), cette
politique est si systématique que l'on a pu constater, parmi les nouveaux
arrivants karen dans les camps de Thaïlande les derniers mois de 2001, que
1/3 étaient musulmans, sans commune mesure avec leur proportion dans la population
de cet Etat.
Dans quelques rares cas, dont se sert la propagande du régime, et pour
des raisons d'alliance tactique entre les groupes mafieux qui se partagent
le pays, certaines communautés échappent (provisoirement?) à la vindicte
islamophobe: c'est le cas de la petite communauté hui (musulmans chinois)
de l'Etat shan qui a pu édifier une mosquée à Tachilek.
Cette exception ne saurait masquer la réalité globale: celle d’un pays
totalitaire où l’on cherche à éradiquer, dans le silence [7] des médias mondiaux
et des chancelleries, une culture minoritaire, musulmane en l’occurrence.
Rohingyas et autres musulmans du Myanmar sauront-ils, en dépit des préjugés
respectifs, s’allier avec les démocrates et les autres minorités opprimées
du pays pour enfin que naisse une Birmanie démocratique ? Rien n’est, hélas,
moins sûr… et la conjoncture internationale, où le soupçon pèse sur les musulmans,
quels qu’ils soient, ne facilite pas cette perspective.
Michel Gilquin
[1] L’ancien nom de l’Arakan, à l’époque de l’arrivée des commerçants
arabes au VIII ème siècle, était Rohang : aussi les musulmans sont appelés
Rohingyas, tandis que les bouddhistes sont désignés comme Rakhines. La junte
a également rebaptisé l’Arakan… Rakhine State!
[2] Environ à la même époque (1767), les armées birmanes saccagèrent totalement
Ayutthaya, alors capitale du Siam.
[3] L’ARNO (Arakan Rohingya National Organisation), mouvement le plus
radical né en 1988 de la fusion de plusieurs groupes, réclame désormais
l’indépendance de l’Arakan.
[4] Voir le rapport de la FIDH d’avril 2000, Répression, discrimination
et nettoyage ethnique en Arakan, sur le site
www.fidh.org
. (Ce rapport existe en français au format PDF, 480 Ko - cliquer ici pour
le décharger - N.B.: vous devez disposer d'Adobe Acrobat Reader pour l'ouvrir;
Acrobat Reader est disponible gratuitement sur le site d'Adobe .)
[5] Le 16 octobre 1982, la nouvelle législation imposa aux musulmans rohingyas
de prouver que leurs ancêtres étaient établis en Birmanie avant l’occupation
britannique! Faute de quoi, la citoyenneté leur est déniée ; le système juridique
de citoyenneté en Birmanie est complexe: trois catégories sont distinguées:
citoyens "normaux", associés et naturalisés. Ces dispositions visent également
la majeure partie des Sino-Birmans.
[6] Les statistiques fournies sont douteuses et, dans ce pays opaque,
on ne peut guère se fier qu’à des recoupements d’estimations: certains
sources rohingyas indiquent 7 millions de musulmans dans le pays, mais ce
chiffre semble exagér; quant aux 4% officiels, ils sont, à l’évidence, sous-estimés.
Rappelons que la population totale de Birmanie est de 47 millions d’habitants.
[7] Seules, certaines ONG militent pour que soit brisé ce mur de silence.
Rappelons que l’accès des étrangers aux régions des minorités ethniques est
interdit.