Nouvelles accusations contre Total en Birmanie
Un ex-travailleur forcé sur le chantier du gazoduc de la compagnie pétrolière et un déserteur birman entendus par la justice française.
Par Thomas HOFNUNG
LIBERATION
samedi 22 mai 2004
Pour la première fois depuis le dépôt d'une plainte par deux Birmans, en août 2002, contre l'entreprise Total, la justice française a entendu l'un des plaignants et un témoin, un déserteur de l'armée de Rangoon. Le 19 mai, la juge Katherine Cornier a auditionné les deux hommes pendant plusieurs heures au tribunal de Nanterre.
Alliée à l'Américain Unocal, au thaïlandais PPT-EP et à l'entreprise nationale birmane Moge, la compagnie pétrolière française est soupçonnée d'avoir bénéficié du travail forcé de la main-d'oeuvre locale, raflée par l'armée birmane pour mener à bien la construction du gazoduc de Yadana, au milieu des années 90. Cet ouvrage permet d'acheminer le gaz extrait en mer d'Andaman jusqu'à un terminal situé non loin de Bangkok. Pour sa part, Total a toujours réfuté les accusations qui pèsent sur ses activités en Birmanie, les estimant sans fondement. En janvier, la justice américaine a rejeté les plaintes déposées par une quinzaine de villageois birmans contre Unocal.
"Etape capitale". En octobre 2003, le directeur de Total Birmanie, Hervé Madéo, a été entendu par la juge en tant que témoin assisté. Mais, selon Me William Bourdon, un avocat des parties civiles, les auditions du 19 mai auraient permis "de franchir une étape capitale". "C'était très important pour moi de pouvoir parler directement avec la juge", confirme le plaignant.
Réfugié depuis 1999 en Thaïlande, où ce père de cinq enfants gagne un maigre salaire sur une exploitation agricole, le plaignant assure avoir été contraint par l'armée de travailler sur le chantier du gazoduc pendant près d'un an. "Les militaires ont commencé par me confisquer ma terre pour des raisons de sécurité, dit-il. Puis j'ai été forcé de travailler à des aménagements pour l'installation des unités de l'armée et à la construction du pipeline de Yadana." N'ayant jamais pu récupérer son lopin de terre, il s'est réfugié de l'autre côté de la frontière, en Thaïlande, où il est entré en contact avec une organisation birmane de défense des droits de l'homme.
Les Français étaient-ils au courant de ces pratiques ? Selon le plaignant, ils ne pouvaient pas les ignorer. "On les voyait fréquemment sur le chantier ; ils venaient même discuter avec nous", soutient-il. Et de certifier avoir vu atterrir, à plusieurs reprises, des hélicoptères de Total venus acheminer des vivres et du matériel aux militaires.
"Nous avions des réunions de travail avec les Français pour assurer la sécurité du chantier, indique, pour sa part, le déserteur birman, âgé de 28 ans. Ils nous ont fourni des talkies-walkies dernier cri. Nous n'avions jamais eu un tel matériel entre nos mains." Selon ce témoin, l'entreprise française, loin d'ignorer le recours au travail forcé, aurait également rétribué les soldats birmans pour leur aide. "Le commandant nous distribuait la prime lorsque, au bout de plusieurs semaines passées sur le terrain, nous regagnions notre caserne."
Menace d'expulsion. A la fin des années 90, cet homme, qui, âgé de 16 ans, s'était vieilli de deux ans pour pouvoir s'engager dans l'armée, a profité d'une patrouille au coeur de la jungle pour s'enfuir en Thaïlande. "Servir mon pays était un rêve pour moi. Mais je pensais que j'allais assurer sa défense et protéger ses frontières, et non pas frapper des travailleurs pour qu'ils accélèrent la cadence ou leur tirer dessus quand ils tentaient de s'échapper", explique-t-il. Aujourd'hui, lui aussi survit illégalement de l'autre côté de la frontière, sous la menace permanente d'une expulsion. "Si j'étais remis à l'armée birmane, je serais non seulement arrêté, mais torturé."
Dans un rapport commandé par Total, Bernard Kouchner a récemment rejeté les accusations de travail forcé pesant sur le pétrolier français, après s'être rendu sur place (Libération du 10 décembre 2003). Selon le fondateur de Médecins sans frontières, dès que la compagnie a eu vent de ces dérives, elle aurait dédommagé les travailleurs enrôlés par l'armée, tout en lui enjoignant de ne plus se livrer à de telles dérives. "L'armée a peut-être reçu de l'argent de Total, mais moi, je n'ai jamais rien touché", répond le plaignant. Alors que la compagnie a récemment organisé des voyages de presse sur le site du gazoduc pour tenter de prouver sa bonne foi, il ajoute : "Personne ne dira la vérité là-bas. Car tout le monde a peur d'éventuelles représailles."
Cette semaine, un responsable du Bureau international du travail a estimé que le recours au travail forcé demeurait "très largement répandu en Birmanie". Notamment dans les zones placées sous le contrôle direct de l'armée.